La soupe alphabet

J’en ai pris juste un petit bol. Je veux être raisonnable même si j’ai envie de vider la canne au complet. Ça serait un peu trop audacieux, déjà que je te vois un peu trop dedans, la prendre au complet serait comme te regarder sur écran géant. Ça serait dangereux de m’étouffer avec même, ou de me noyer dedans comme je me noie dans tes yeux.

De toute façon, un trop gros bol ça fait trop de lettres. Trop de lettres avec lesquelles j’écris ton nom des dizaines de fois, auxquelles j’additionne le mien. Trop de lettres avec lesquelles je bâtis d’autres mots au gré de mon imagination et des cuillerées. Trop de lettres, ça me fait écrire des histoires, des romans, et je peux passer des heures à les aligner en espérant que le tout devienne un best-seller qui restera collé sur ma table de cuisine. Trop de lettres avec ton visage au milieu de l’écran géant, ça me ferait perdre la carte. Au moins, avec un petit bol, je choisis consciencieusement les lettres, les mots, et j’ajoute les quelques xxx à l’entour, ceux qui sont généralement inutiles, pour faire un peu de décoration, question d’enjoliver le tout. C’est beau mais bien simple. À vrai dire, tant que je suis capable d’écrire ton nom et le mien, le reste a peu d’importance. C’est l’essentiel, le décorum on s’en fout un peu.

Je te vois dans ma soupe, puis la manger ça me fait le même effet qu’être avec toi. Je mets mes mains autour, pour profiter de la chaleur qui se dégage. C’est tiède sur mes lèvres, ça me fait tout chaud en dedans et j’ai peur d’en manquer, parce que ça voudrait dire que je ne te verrais plus. Que j’aille bien, que j’aille mal, ça me fait du bien, ça me fait feeler mieux, comme lorsque que je suis avec toi. Je la prends à petite dose, pour qu’elle me dure le plus longtemps possible, même si de jour en jour, ton image au fond s’efface peu à peu.

Je t’inviterais bien à prendre une bonne soupe alphabet. Je pourrais écrire ton nom, tu pourrais écrire le mien, et ensemble on bâtirait une histoire, notre histoire, avec les mots qui nous plaisent. Je te verrais toujours dedans, mais je profiterais de l’image à mes côtés, l’image réelle. Puis, ça aurait aussi l’avantage que, pour une fois, je pourrais enfin vider la canne au complet…